Ceci n’est pas une réouverture

Les indicateurs épidémiologiques sont au vert ! Parmi d’autres assouplissements, cela va permettre la relance des activités culturelles dès ce 9 juin. Enfin une bonne nouvelle pour la culture, vraiment ? En réalité, cette reprise estivale est loin d’être praticable pour tout le monde : mauvaise temporalité, conditions strictes et discriminantes, zones de flou persistantes… Mais surtout, les perspectives à plus long terme sont alarmantes.

Carte blanche publiée le 8 juin 2021 dans Le Soir

Après avoir longuement attendu l’organisation « d’événements tests » censés évaluer le risque de contamination dans les lieux de spectacles, nous y voilà : l’hypothèse du cluster culturel est enfin écartée ! Même si le suspense était tout relatif (des études et des expériences menées à l’étranger, mais soigneusement ignorées par le gouvernement belge, avaient conclu depuis des mois à des résultats similaires), le Codeco a finalement levé l’interdiction qui pesait depuis le 25 octobre 2020 sur les activités culturelles.

En tant que public ou comme travailleurs·euses de la culture, nous ne pouvons que nous réjouir de cette nouvelle avec celles et ceux qui pourront, dès ce 9 juin, pratiquer à nouveau les scènes et les écrans, retrouver des sensations précieuses, renouer des liens et faire corps.

Mais il ne faudrait pas oublier que cette réouverture tardive est un échec collectif. Les activités culturelles sont toujours conditionnées à des critères épidémiologiques. Des contraintes disproportionnées et discriminantes leur sont imposées depuis des mois. La mobilisation intense des professionnel·les et du public n’a été suivie d’aucun effet dans la sphère politique… La culture aura été piétinée jusqu’au bout.

Le diable dans les détails

Le Codeco a donc choisi la date du 9 juin pour cette reprise, soit en pleine période d’examens et de beau temps, en fin de saison théâtrale et à quelques semaines des grandes vacances. Une temporalité loin d’être idéale pour la réouverture des lieux.

D’autant que si la relance progressive des activités a été annoncée le 11 mai, c’est seulement le 20 mai que les modalités pratiques ont été partiellement précisées, et le 4 juin qu’a été publié l’Arrêté ministériel faisant loi. Cinq jours avant le Jour J ! Comment se préparer dans des délais aussi courts et avec une telle incertitude réglementaire ? Car outre les aspects pratiques habituels et la préparation d’une programmation, il s’agit de comprendre les nouveaux protocoles et leurs mises-à-jour successives, adapter les lieux et les usages, calculer combien de spectateurs pourront être accueillis et évaluer la viabilité de ces conditions, avant de pouvoir lancer des réservations…

À quelques jours de la date fatidique, des incertitudes planaient toujours sur les jauges admissibles et sur le caractère contraignant ou non des normes de ventilation. En cause : des retards de traduction et des différences d’interprétation liés aux nouveaux outils algorithmiques (« Covid Event Risk Model » et « Covid Infrastructure Risk Model ») devenus une étape obligée tant pour l’organisation d’un événement ponctuel que pour la réouverture d’un lieu. Développées par le lobby de l’industrie événementielle avec le soutien de la Région flamande, ces usines à gaz administratives soumettent désormais les organisateurs au bon vouloir de leur administration communale, plafonnent le nombre de spectateurs·rices (en juin : 200 en intérieur, 400 en extérieur) et fixent des mesures de distanciation dont résultent, selon les salles, des jauges d’environ 30 à 50 %…

Ces règles sont difficilement compatibles avec la viabilité des activités culturelles, mais elles induisent aussi une perte de sens et de motivation pour les équipes organisatrices et les artistes qui vont ainsi se produire devant des salles aux trois quarts vides. Voilà pourquoi de nombreux lieux et festivals n’ont pas d’autre choix que de passer leur tour cet été encore, en espérant des mesures plus clémentes pour la rentrée.

Une logique discriminante et consumériste

Dans le document qui récapitule les décisions du Codeco du 11 mai, il est notable de constater que le mot « culture » n’existe pas. Théâtres et centres culturels ont été enfouis dans la case fourre-tout des « événements » ; tandis que cinémas, casinos, salles de fitness, bowlings et autres solariums ont été logés à une même enseigne. Par ce tour de passe-passe, le Codeco a fixé des règles différentes pour chacune de ces catégories : tandis que théâtres et centres culturels peuvent maintenir des distances entre les sièges occupés inférieures à celles des cinémas, ces derniers sont par contre exemptés des jauges maximales ! Une décision étrangère à toute logique sanitaire (une salle est une salle, sauf que dans certaines d’entre elles la consommation de confiseries est la principale source de bénéfices), dans laquelle il est difficile de déceler autre chose qu’une faveur faite aux grands complexes de cinéma, seuls bénéficiaires de la mesure…

Cet exemple illustre à quel point le lobbying et la logique marchande imprègnent l’ensemble du plan de déconfinement. Ainsi, alors que d’un côté les opérateurs culturels vont devoir batailler avec des conditions drastiques et aléatoires ; de l’autre, le Codeco a pris soin d’adapter les horaires de l’horeca aux matches de l’Euro de football, de lever les restrictions dans les commerces pour le lancement des soldes, ou encore d’autoriser les événements de 75.000 personnes dès la mi-août… juste à temps pour le Pukkelpop, le Grand Prix de Francorchamps et Tomorrowland.

Se mobiliser pour la diversité des pratiques culturelles

Voilà pourquoi notre joie se mêle aujourd’hui à une colère âcre face à tant de mépris, à tout l’argent public dépensé dans des infrastructures fermées inutilement pendant de longs mois, à la précarité qui gagne, au grand embouteillage provoqué dans nos métiers et qui prendra 2 ou 3 ans à se résorber tout en creusant plus profondément encore les inégalités…

Nous avons désormais conscience de la place misérable qu’occupe la culture dans l’esprit de nos dirigeant·es, et du péril que cela fait peser sur la diversité des pratiques culturelles. La hiérarchie des priorités à l’œuvre depuis 15 mois ne laisse guère de place au doute… Au premier variant venu, la culture sera placée sur un siège éjectable. Au premier jour de la crise économique qui guette, elle figurera tout en haut de la liste des coupes budgétaires.

Les conditions incongrues de cette reprise en demi-teinte sont symptomatiques d’une vision profondément consumériste de la société, qui relègue inlassablement au rang de variable d’ajustement tout ce qui relève de la création, des arts, de la dimension critique et émancipatrice de la culture, des espaces communautaires et plus largement des activités porteuses de lien social.

Mais cette période sombre nous a également rappelé, à travers toutes les actions menées ces derniers mois, combien la mobilisation et la solidarité sont importantes pour envisager un avenir désirable. Plus que jamais, c’est le moment de tenir bon ensemble et de défendre ce à quoi nous tenons et ce que nous voulons : une véritable politique culturelle publique qui veille à la diversité des modes et des formes d’expression en les protégeant de la marchandisation du monde, qui veille à l’émergence de nouvelles générations d’artistes et d’initiatives culturelles, et au rôle que la culture doit jouer dans une société en bonne santé.